mercredi 24 juillet 2013

Autrefois, je ne voulais pas me marier


Cet article a été publié sur le blog "Genre!", le 10/05/13. Je le republie ici avec quelques modifications car je pense qu'il est toujours d'actualité. Plus tard, j'ai trouvé cette citation dans un bon article des Nouvelles News, qui synthétise mon propos :


« Avant, quand j'entendais un conservateur dire que les unions gay menaçaient son mariage, je répondais que c'était absurde.

Maintenant je dis : 'Oui, en effet. Car cela vous met face à une question fondamentale sur votre propre mariage à laquelle vous n'avez pas forcément envie de répondre, à savoir : en tant que mari, est-ce que je partage vraiment équitablement les devoirs et les responsabilités du couple avec ma femme ?' Le mariage des gens de même sexe nous donne une autre image de ce que peut être la vie conjugale ». 



***
Certaines lois sont le reflet des mœurs et des mentalités, d’autres contribuent à les faire évoluer. La loi sur le mariage pour tous est enfin passée,mais pas sans douleur, et peut-être pas sans conséquences sur la vie des homosexuel·le·s aujourd’hui, qui doivent faire face à une violence redoublée, qui est en partie la conséquence des appels haineux d’une certaine Frigide. C’est néanmoins une loi historique pour ces hommes et ces femmes qui n’avaient jusque là pas les mêmes droits que les autres, mais aussi, et plus largement, pour la société française homophobe/hétérocentrée et patriarcale/sexiste, qui contribuera, il faut l’espérer, à la faire évoluer à l’image de l’Espagne (12 ans après la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe, 70% des Espagnols s’y disent favorables).


Je suis une femme hétérosexuelle et j’ai milité pour le mariage pour tous. Ca n’était pas seulement pour soutenir mes ami·e·s homosexuel·le·s, mais aussi par conviction féministe.


Je voudrais d’abord revenir sur le double discours dangereux parce que tordu et malin, qui a été développé par les anti-mariage homo. La violence des propos et la haine homophobe a été soutenue par un prétendu droit faussement révolutionnaire, en réalité ultra-conservateur, au politiquement incorrect, à "dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas" (cette idée me rend bien triste)[1]. 


Cette haine de l’autre s’est aussi dérobée sous une hypocrite et puante récupération de la posture multiculturaliste (ça fait moderne), pervertissant le respect des « différences », que le couple hétérosexuel protégerait : la différence des sexes. Ces arguments absurdes ont tout autant révélé l’homophobie inquiétante d’une partie de la société que sa relation privilégiée avec un sexisme structurel et mental, fortement ancré.


Car il faut bien nous poser la question : pourquoi tant de remous et de propos haineux autour d’une loi qui ne concernerait qu’une minorité de gens, pourrait-on dire? Parce qu’il est question d’égalité et donc d’une classe de privilégiés qui doit renoncer à certains avantages au nom de cette même égalité. Sauf que, contrairement au privilège économique, le privilège hétérosexuel n’est pas un privilège de l’ « avoir » : si des homosexuels se marient, ils n’empêchent pas les hétérosexuels de se marier…mais cette union n’a plus le même sens. 

Il est question moins de l’ « avoir » que de l’ « être », donc l’homophobie est bien ce qui sous-tend l’opposition au mariage, qui revendique le droit à la différence, le droit de n’être « pas comme eux », et surtout, d’être « plus qu’eux », le droit d’être caractérisé par une union légitime, dont les institutions sociales (et donc fiscales) sont solidaires. 


Au-delà de cette question déjà traitée par la rédactrice de « Genre ! », l’intersectionnalité du mouvement féministe doit être précisée en ce qui concerne le combat homosexuel, et le mariage pour tous est un observatoire social intéressant : parce que cette réforme touche à une institution éminemment patriarcale, la résistance à première vue inattendue à ce changement est moins le fait d’extrémistes religieux, obscurantistes et arriérés que du patriarcat qui constitue notre société moderne, qui soutient cette opposition haineuse en faisant mine de ne pas y toucher.

Cette loi contribue à faire bouger, de façon plus ou moins douloureuse, les schémas hétérocentrés de la majorité. On a pu dire que la plupart des hétérosexuels acceptaient avec plus ou moins d’indifférence ou de sympathie le mariage homosexuel avec un refrain tel que : « laissez-les se marier, ils font ce qu’ils veulent, ça ne vous retire rien, à vous » (enchainant par un "parlons de la crise"). On faisait sembler d’ignorer de ce fait un point crucial, que les opposants au mariage ont eu raison (ça me fait mal de dire ça mais il faut bien être juste) de remarquer, rétorquant : « vous vous trompez, ça nous retire « l’intégrité » de notre mariage, institution hétérosexuelle privilégiée ». Le mariage ne sera donc plus ce qu’il était. C’est justement ce que je souhaite en militant pour cette loi.


Les homosexuel·le·s questionnent moins les frontières du genre quand ils/elles sont seul·e·s, par leur individualité, même si leur sexualité est posée comme différente, que quand ils/elles sont en couple. En effet, le couple homosexuel, en tant qu’il met en relation deux sexes identiques, non hiérarchisés[2], questionne l’existence de la virilité comme domination de l’autre, de la femme. Deux individus non préalablement car socialement différenciés dans un rapport de domination, sur une échelle de valeur qui est celle du patriarcat (en substance, homme > femme > animal), prennent le risque d’échanger, de s’inventer, sauf à jouer des rôles genrés préétablis (et encore, en jouant un rôle, on ne cesse d’avoir conscience que le genre n’est qu’un rôle, qu’il n’est pas figé dans l’essentialisme : rôle de femme quand on est un homme, rôle d’homme quand on est une femme).


Le couple hétérosexuel, quant à lui, est composé de deux sexes différents, mais ça n’est pas synonyme d’ouverture et d’accueil de l’autre, bien au contraire, et bien que certains voudraient nous le faire croire (sinon – raisonnement par l’absurde – on ne comprendrait pas pourquoi des siècles d’hétérosexualité « institutionnalisée » auraient coïncidé avec des siècles d’oppression de la femme). Il est surtout, souvent malgré lui, structuré hiérarchiquement.


Dans la société patriarcale qui a inventé le mariage comme union dont sont exclu·e·s les homosexuel·le·s, c’est comme si un homme ne pouvait paradoxalement se lier qu’à une femme, et réciproquement, comme si les femmes devaient être mises « sous-contrôle », comme si l’essence, la raison d’être de la seule union « légitime », l’union homme-femme, était le renoncement des femmes à l’égalité, à entrer en compétition réelle avec l’homme, à être plus que le complément de douceur de la vie de l’homme, la seule vie qui compte en définitive. Et par compétition réelle, j'entends d'abord  économique ; le refrain est connu et pour longtemps encore : non égalité des salaires à travail égal, double journée entre les enfants, la maison et le travail, non parité en entreprise comme en politique, sans compter toutes les vexations plus ou moins symboliques. 

Si vous n'êtes pas convaincus, pensez à ces deux symboles forts du mariage hétérosexuel :
  • En se mariant, la femme renonce à son nom de famille pour prendre celui de l'homme, ce qui est connu par les ethnologues comme Levis-Strauss sous le nom de "lignée patriarcale".  
  • Le "mademoiselle" et le "madame", distinction qui n'a pas de réciproque masculine, et distingue la femme mariée, seule femme véritable, de la demoiselle qui est en devenir. Le "monsieur", lui, reste un "monsieur". 

Le mariage est une union et un lien, dans les deux sens du terme ; il a longtemps été utilisé pour asservir la femme, et aujourd’hui, lié à la filiation et à la procréation, il le fait sans le dire, car il était jusqu’alors l’image même de l’hétérosexualité privilégiée par la société, hétérosexualité liée à la supériorité supposée de l’homme sur la femme. 


Bref, en pratique, le mariage dans une société patriarcale contribue à renforcer et maintenir le statu quo : souvent, le mari gagne plus que la femme ou on préjuge qu’il a des chances de mieux réussir, ou que c’est son rôle, tandis que la femme doit sacrifier son travail, son temps pour s’occuper du ménage, des enfants, de son mari, bref, de pour s’occuper de son mariage. Ainsi une femme mariée est en quelque sorte « handicapée » par son mariage si elle souhaite faire carrière : son patron lui supposera des envies d’enfants, qui seront malades, etc, l’homme marié lui, n’en tire que des avantages, profitant en sus d’un statut social respectable.

Le mariage, on l’aura compris, est une institution hautement « hétérosexuelle », c’est-à-dire silencieusement oppressive pour la femme hétérosexuelle, mais bien plus encore pour la femme homosexuelle qui doit faire face à une sorte de « double peine », une surcharge de discrimination contre celle qui est à la fois considérée comme une femme, être inférieur, et une non-femme (un monstre autrement dit) en ce qu’elle ne se lie pas charnellement ni légalement/ légitimement à un homme.

Le mariage homosexuel contribuera à bousculer la patriarcat en donnant une autre image du couple légitime, qui n’est plus l’union stable et hiérarchisée d’un homme et d’une femme, « différents et complémentaires », l’un bleu, l’autre rose (car ça a l’air tellement plus équilibré et ça égaye les manifs’) mais de deux individus sans distinction de genre. Le mariage pour tous a des conséquences sur toute la société et les individus qui la composent en faisant du mariage en général une union « égalitaire », à réinventer. Ce qui dérange en réalité les hétérosexuel·le·s qui sont contre cette loi, ce qui leur fait peur, c’est ce surplus potentiel de pouvoir qui est donné à tous les opprimés, lorsque le maillage étouffant des normes et des hiérarchies est progressivement détendu pour laisser passer un peu d’air, de lumière, d’avenir : d’où la nécessité pour les féministes de soutenir les homosexuel·le·s dans leur lutte.


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Notes


[1] Il faut peut être rappeler que c’était précisément la stratégie des antisémites fascistes de l’entre-deux-guerres : les pamphlets de Céline sont instructifs de ce côté-là, prétendant toujours prendre des risques pour parler, ne pas réussir à se faire entendre, agir en clandestin courageux (on a entendu ça aussi, de la part des « anti », ce qui est totalement faux puisque qu’on les a trop entendu il me semble) dans une société qu’il fantasme comme gouvernée par les Juifs, de façon souterraine. La même « théorie du complot » a pu être régulièrement transposée aux gays et lesbiennes, ce qui me laisse pensive.


[2] Sexes identiques : ça ne veut pas dire que les homosexuels refusent le contact avec l’autre, ne veulent pas sortir d’eux-mêmes pour aller vers l’autre sexe (critique vulgarisée par les psychanalystes), bien au contraire, l’autre individu est toujours différent, quelque soit son sexe si on n’identifie pas le sexe au genre.

Tempête sous un crâne face à un formulaire en ligne



A. est sur un site de CV en ligne bien connu. Tout est complet.
Reste un dernier menu déroulant, son état civil : Madame, Monsieur, Mademoiselle.

Et merde. Que faire ? Moi qui croyais que ce vieux dilemme avait disparu...[1]
Bon. Mettons « Madame », et bafouons le patriarcat. Après tout, ce n’est pas mentir, c’est un acte de révolte légitime.

En même temps...Personne ne saura que c’est un acte de révolte. Par contre, on croira que je suis mariée. A 21 ans. Ca fait bof, ça fait vraiment la fille enceinte à 16 ans, et pauvre [2].

Bon, mettons « mademoiselle ». Mais ça m’agace quand même « mademoiselle », ça me rappelle, quand on m’interpelle comme un bout de viande sur le chemin du Monop « hey, mademoizelle z’êtes jolie dis donc » [3]. Raison pour laquelle je préfère à présent le vélo. En plus c’est bon pour la ligne [4]
Non, je ne renoncerai pas : je mets « Madame ».
D’un autre côté...c’est un CV en ligne. Si les recruteurs potentiels voient « Madame », ils vont croire que je veux un enfant ou que j’en ai un. Dans tous les cas, je suis un congé maternité ambulant, et un danger pour leur entreprise.
Mais s’ils me contactent, je pourrais les rassurer en leur expliquant ma démarche.

En même temps, si je leur parle d’acte de révolte féministe légitime à l’entretien, je vais passer pour une folle et/ou une aigrie, voire une communiste. Mieux vaut rentrer dans le rang.
D’UN AUTRE COTE, si je veux un jour être recrutée chez Causette, je passerais pour une fille un peu molle, pas très fière de ses convictions profondes, lâche et hypocrite en somme.




Tant pis. Ce sera « Monsieur ». 



[1] A. a en partie raison : depuis la loi de février 2012, appliquée en décembre de la même année, le terme est supprimé des documents officiels...mais pas des autres, bien plus nombreux. Pour info, le « mademoiselle » n’existe que dans la langue française, qui est structurellement plus « sexiste » que les autres, sachant que notre langue influence largement notre regard sur le monde.[2] A. conserve de nombreux préjugés, comme nous tous. Et comme nous vous livrons ici sa pensée non censurée, quelques dérapages peuvent apparaître.[3] A. a préféré effacer de sa mémoire les apostrophes moins galantes.[4] A. est décidément pleine de contradictions

mercredi 10 avril 2013

Promesse à la femme que je serai plus tard


Notre parole est en situation. Le point de vue neutre, universel, objectif, scientifique n'existe pas ; il me semble donc nécessaire, avant toute chose, de me présenter.

Je suis une femme, blanche, hétérosexuelle, privilégiée. Je précise cela, non pas parce que je crois au déterminisme, mais parce que ces caractéristiques contribuent au regard que l'on porte sur moi et au regard que je porte sur le monde. Ce sont mes chances et mes malchances, les cartes dont j'ai hérité quand je suis née dans cette société ; c'est ma place, qui correspond au(x) destin(s) que d'autres ont forgé pour moi. 

Je suis une femme, et sur la plupart des formulaires, je coche "Mademoiselle". 

J'ai 21 ans, et je subis le harcèlement de rue, la peur du viol, les violences symboliques, les complexes qu'on me transmet. J'ai 21 ans et ma mère a peur pour moi quand je mets une jupe ou un décolleté dans le métro, ou quand je sors tard ; je l'ai ignoré d'abord et à force d'agressions verbales ou physiques, je préfère désormais me couvrir ou ne plus prendre le métro. J'ai 21 ans et mon corps ne m'appartient déjà plus. Je sais que plus tard, à diplôme et compétence égales, je serais probablement payé entre 7 et 30% de moins que mon collègue masculin, et d'autant plus si j'occupe des fonctions élevées, largement réservées aux hommes. Dans ce monde, j'aurais à me battre pour être acceptée parmi ceux qui sont moins bon que moi dans ma promo, mais qui sont des hommes, ou bien je devrais me résoudre à rester à ma place, là où les emplois sont féminisés, donc précaires. Mais quelque part, j'ai la chance de pouvoir faire de longues études pour être indépendante, libre de ne pas me marier, libre de partir, comme ma mère l'a voulue et parce qu'elle n'a jamais pu l'être, fille d'immigré.e.s. 

J'ai 21 ans et je ne veux pas d'enfants, mais je dois ajouter, bien sûr "pour le moment", de peur qu'on me prenne pour un monstre. Il est difficile de résister à la pression sociale, à la peur de basculer de l'autre côté du miroir, du normal au pathologique (Canguilhem si tu m'entends...), sachant que la sanction sociale ne se fait pas attendre, les jugements, le mépris voire l'effroi.
Alors je trahis :  je suis encore féminine, je m'épile, je porte des talons, des jupes, de temps à autre je me maquille, je prends soin de ma ligne, de mon image, je souhaite plaire, je réprime parfois un rire stupide quand on me complimente sur mon physique. Quand au ménage, au repassage, au rangement, à toutes ces tâches qui me sont assignées, j'ai plus de mal bien sûr, mais je suis encore étudiante alors on le tolère, on attend que jeunesse se passe. 

Bientôt, il faudra que j'enfante, que je tienne mon intérieur, que j'arrête les blagues de cul, que je fasse moins de bruit. Je sais que je n'en ai plus pour longtemps, que je suis condamnée à devenir ce que je suis, la femme 2.0, qui reste fondamentalement la même, quelques accessoires en plus : le droit de simuler votre orgasme pour ne pas mettre en péril la virilité qui vous possède, le droit de faire une double journée entre les enfants, le ménage et le boulot, grâce à des outils numériques disponibles en plusieurs coloris, le droit d'être constamment au régime, d'être belle, libre, mince, cul nu à la maison, le droit d'attendre que le désir de l'homme se manifeste, le droit d'être possédée tout faisant mine d'être autonome, pour lui plaire un peu mieux, le droit de faire de longues études qui ne servent à rien car on finira toujours par être surqualifiée, travailler à mi-temps pour s'occuper des enfants et attendre le retour de cet homme qui gagne plus que vous et ne peux pas tout faire, le droit de lire des magazines féminins qui nous disent qu'après tout, on est bien dans cet univers rose, englué de futilité, que c'est ok de ne pas se battre et de rester dominée, aliénée, que c'est là le seul, le vrai destin, être prise pour des connes, naturellement
Mais je peux aussi décider que mes choix d'aujourd'hui ne sont pas des erreurs de jeunesse, mais une promesse que je fais à moi-même, un voeu de résistance. Je sais que je peux être bien plus que cela, bien plus qu'une femme dans une société patriarcale. Je peux être une femme dans une société égalitaire, et alors tout serait différent.