mercredi 10 avril 2013

Promesse à la femme que je serai plus tard


Notre parole est en situation. Le point de vue neutre, universel, objectif, scientifique n'existe pas ; il me semble donc nécessaire, avant toute chose, de me présenter.

Je suis une femme, blanche, hétérosexuelle, privilégiée. Je précise cela, non pas parce que je crois au déterminisme, mais parce que ces caractéristiques contribuent au regard que l'on porte sur moi et au regard que je porte sur le monde. Ce sont mes chances et mes malchances, les cartes dont j'ai hérité quand je suis née dans cette société ; c'est ma place, qui correspond au(x) destin(s) que d'autres ont forgé pour moi. 

Je suis une femme, et sur la plupart des formulaires, je coche "Mademoiselle". 

J'ai 21 ans, et je subis le harcèlement de rue, la peur du viol, les violences symboliques, les complexes qu'on me transmet. J'ai 21 ans et ma mère a peur pour moi quand je mets une jupe ou un décolleté dans le métro, ou quand je sors tard ; je l'ai ignoré d'abord et à force d'agressions verbales ou physiques, je préfère désormais me couvrir ou ne plus prendre le métro. J'ai 21 ans et mon corps ne m'appartient déjà plus. Je sais que plus tard, à diplôme et compétence égales, je serais probablement payé entre 7 et 30% de moins que mon collègue masculin, et d'autant plus si j'occupe des fonctions élevées, largement réservées aux hommes. Dans ce monde, j'aurais à me battre pour être acceptée parmi ceux qui sont moins bon que moi dans ma promo, mais qui sont des hommes, ou bien je devrais me résoudre à rester à ma place, là où les emplois sont féminisés, donc précaires. Mais quelque part, j'ai la chance de pouvoir faire de longues études pour être indépendante, libre de ne pas me marier, libre de partir, comme ma mère l'a voulue et parce qu'elle n'a jamais pu l'être, fille d'immigré.e.s. 

J'ai 21 ans et je ne veux pas d'enfants, mais je dois ajouter, bien sûr "pour le moment", de peur qu'on me prenne pour un monstre. Il est difficile de résister à la pression sociale, à la peur de basculer de l'autre côté du miroir, du normal au pathologique (Canguilhem si tu m'entends...), sachant que la sanction sociale ne se fait pas attendre, les jugements, le mépris voire l'effroi.
Alors je trahis :  je suis encore féminine, je m'épile, je porte des talons, des jupes, de temps à autre je me maquille, je prends soin de ma ligne, de mon image, je souhaite plaire, je réprime parfois un rire stupide quand on me complimente sur mon physique. Quand au ménage, au repassage, au rangement, à toutes ces tâches qui me sont assignées, j'ai plus de mal bien sûr, mais je suis encore étudiante alors on le tolère, on attend que jeunesse se passe. 

Bientôt, il faudra que j'enfante, que je tienne mon intérieur, que j'arrête les blagues de cul, que je fasse moins de bruit. Je sais que je n'en ai plus pour longtemps, que je suis condamnée à devenir ce que je suis, la femme 2.0, qui reste fondamentalement la même, quelques accessoires en plus : le droit de simuler votre orgasme pour ne pas mettre en péril la virilité qui vous possède, le droit de faire une double journée entre les enfants, le ménage et le boulot, grâce à des outils numériques disponibles en plusieurs coloris, le droit d'être constamment au régime, d'être belle, libre, mince, cul nu à la maison, le droit d'attendre que le désir de l'homme se manifeste, le droit d'être possédée tout faisant mine d'être autonome, pour lui plaire un peu mieux, le droit de faire de longues études qui ne servent à rien car on finira toujours par être surqualifiée, travailler à mi-temps pour s'occuper des enfants et attendre le retour de cet homme qui gagne plus que vous et ne peux pas tout faire, le droit de lire des magazines féminins qui nous disent qu'après tout, on est bien dans cet univers rose, englué de futilité, que c'est ok de ne pas se battre et de rester dominée, aliénée, que c'est là le seul, le vrai destin, être prise pour des connes, naturellement
Mais je peux aussi décider que mes choix d'aujourd'hui ne sont pas des erreurs de jeunesse, mais une promesse que je fais à moi-même, un voeu de résistance. Je sais que je peux être bien plus que cela, bien plus qu'une femme dans une société patriarcale. Je peux être une femme dans une société égalitaire, et alors tout serait différent.